La Nuit d'Octobre, Alfred de Musset, 1837 (extrait)

 
              LE POÈTE

         Honte à toi qui la première
         M'as appris la trahison,
         Et d'horreur et de colère
         M'as fait perdre la raison!
         Honte à toi, femme à l'oeil sombre,
         Dont les funestes amours
         Ont enseveli dans l'ombre
         Mon printemps et mes beaux jours!
         C'est ta voix, c'est ton sourire,
         C'est ton regard corrupteur,
         Qui m'ont appris à maudire
         Jusqu'au semblant du bonheur;
         C'est ta jeunesse et tes charmes
         Qui m'ont fait désespérer,
         Et si je doute des larmes,
         C'est que je t'ai vu pleurer.
         Honte à toi; j'étais encore
         Aussi simple qu'un enfant;
         Comme une fleur à l'aurore,
         Mon coeur s'ouvrait en t'aimant.
         Certes, ce coeur sans défense
         Put sans peine être abusé;
         Mais lui laisser l'innocence
         Était encor plus aisé.
         Honte à toi! tu fus la mère
         De mes premières douleurs,
         Et tu fis de ma paupière
         Jaillir la source des pleurs!
         Elle coule, sois-en sûre,
         Et rien ne la tarira;
         Elle sort d'une blessure
         Qui jamais ne guérira;
         Mais dans cette source amère
         Du moins je me laverai,
         Et j'y laisserai, j'espère,
         Ton souvenir abhorré! 

              LA MUSE

     Poète, c'est assez. Auprès d'une infidèle,
     Quand ton illusion n'aurait duré qu'un jour,
     N'outrage pas ce jour lorsque tu parles d'elle;
     Si tu veux être aimé, respecte ton amour.
     Si l'effort est trop grand pour la faiblesse humaine
     De pardonner les maux qui nous viennent d'autrui,
     Épargne-toi du moins le tourment de la haine;
     A défaut du pardon, laisse venir l'oubli.
     Les morts dorment en paix dans le sein de la terre;
     Ainsi doivent dormir nos sentiments éteints.
     Ces reliques du coeur ont aussi leur poussière;
     Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.
     Pourquoi, dans ce récit d'une vive souffrance,
     Ne veux-tu voir qu'un rêve et qu'un amour trompé?
     Est-ce donc sans motif qu'agit la Providence?
     Et crois-tu donc distrait le Dieu qui t'a frappé?
     Le coup dont tu te plains t'a préservé peut-être,
     Enfant, car c'est par là que ton coeur s'est ouvert.
     L'homme est un apprenti, la douleur est son maître,
     Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert.
     C'est une dure loi, mais une loi suprême,
     Vieille comme le monde et la fatalité,
     Qu'il nous faut du malheur recevoir le baptême,
     Et qu'à ce triste prix tout doit être acheté.
     Les moissons, pour mûrir, ont besoin de rosée;
     Pour vivre, et pour sentir, l'homme a besoin des pleurs;
     La joie a pour symbole une plante brisée,
     Humide encor de pluie et couverte de fleurs.
     Ne te disais-tu pas guéri de ta folie?
     N'es-tu pas jeune, heureux, partout le bien-venu,
     Et ces plaisirs légers qui font aimer la vie,
     Si tu n'avais pleuré, quel cas en ferais-tu?
     Lorsque au déclin du jour, assis sur la bruyère,
     Avec un vieil ami tu bois en liberté,
     Dis-moi, d'aussi bon coeur lèverais-tu ton verre,
     Si tu n'avais senti le prix de la gaîté?
     Aimerais-tu les fleurs, les prés et la verdure,
     Les sonnets de Pétrarque et les chants des oiseaux,
     Michel-Ange et les arts, Shakespeare et la nature,
     Si tu n'y retrouvais quelques anciens sanglots?
     Comprendrais-tu des cieux l'ineffable harmonie,
     Le silence des nuits, le murmure des flots,
     Si quelque part là-bas la fièvre et l'insomnie
     Ne t'avaient fait songer à l'éternel repos?
     N'as-tu pas maintenant une belle maîtresse?
     Et lorsqu'en t'endormant tu lui serres la main,
     Le lointain souvenir des maux de ta jeunesse
     Ne rend-il pas plus doux son sourire divin?
     N'allez-vous pas aussi vous promener ensemble
     Au fond des bois fleuris, sur le sable argentin?
     Et dans ce vert palais le blanc spectre du tremble
     Ne sait-il plus, le soir, vous montrer le chemin?
     Ne vois-tu pas alors, aux rayons de la lune,
     Plier comme autrefois un beau corps dans tes bras?
     Et, si dans le sentier tu trouvais la Fortune,
     Derrière elle, en chantant, ne marcherais-tu pas?
     De quoi te plains-tu donc? l'immortelle espérance
     S'est retrempée en toi sous la main du malheur.
     Pourquoi veux-tu haïr ta jeune expérience,
     Et détester un mal qui t'a rendu meilleur?
     Õ mon enfant! plains-la, cette belle infidèle,
     Qui fit couler jadis les larmes de tes yeux;
     Plains-la! C'est une femme, et Dieu t'a fait, près d'elle,
     Deviner, en souffrant, le secret des heureux.
     Sa tâche fut pénible; elle t'aimait peut-être;
     Mais le destin voulait qu'elle brisât ton coeur.
     Elle savait la vie, et te l'a fait connaître;
     Une autre a recueilli le fruit de ta douleur.
     Plains-la! son triste amour a passé comme un songe;
     Elle a vu ta blessure et n'a pu la fermer.
     Dans ses larmes, crois-moi, tout n'était pas mensonge;
     Quand tout l'aurait été, plains-la! tu sais aimer.